
Pour toute personne préoccupée par la situation des médias et du journalisme en France, c'est l'un des ouvrages à avoir lu en cette rentrée 2025 : "Mal entendus. Les Français, les médias et la démocratie", de Nina Fasciaux (Éditions Payot).
Nina Fasciaux s’appuie, dès l’introduction, sur une importante étude réalisée en 2019 par l’ONG Destin commun. Dans ce travail intitulé “La France en quête” menée avec l’institut de sondage Kantar, l’ONG identifiait six familles de Français, dont les “Laissés pour compte” représentent, avec 22%, la plus grande famille – plus d’un Français sur cinq.
Ces six familles vivent dans Trois France en parallèle (”tranquille”, “polémique”, “oubliée”), selon leur degré d’intégration sociale et citoyenne ainsi que leur ouverture au changement culturel.
La “France tranquille”, celle des Stabilisateurs et des Libéraux (30%), “plutôt satisfaite du modèle de société dans lequel nous vivons ;
La “France polémique”, celle des Militants désabusés et les Identitaires (32%), dont les systèmes de valeurs, “parfois très éloignés de la moyenne des Français”, s’opposent, et dont les opinions sont “particulièrement visibles dans le débat public”. C’est autour de ces deux catégories que se polarise de plus en plus la société française
La “France des Oubliés”, beaucoup plus floue mais la plus importante (38%), “les moins impliqués au plan social comme au plan citoyen”. Un groupe caractérisé par un “désengagement, [une] désaffiliation partisane et [un] retrait du débat public”.

Les enseignements de cette riche enquête sont disponibles en ligne et éclairent d’une autre manière aussi bien la composition de la société française et ses dynamiques. C’est armée de cet outil que Nina Fasciaux décrypte le rapport entre Français, médias et démocratie.
Un “déficit d’écoute omniprésent” dans le journalisme contemporain
Pour la journaliste, professionnelle des médias, il y a un “déficit d’écoute omniprésent qui est à l’œuvre dans la manière dont sont réceptionnées tant la parole médiatique que celle des citoyens”.
Le journalisme va mal, et c'est parce qu'il est - en partie - sourd à la société.
Paradoxalement, alors que les journalistes sont chargés de recueillir la parole et de la raconter, la profession ne fait pas partie des plus citées dans l’enquête “La France en quête”, citée juste au-dessus. Les journalistes n’écoutent pas, ou trop peu : “Car le journalisme, accaparé par l’objectif de rendre accessibles les clés de compréhension du monde, n’intègre même pas, dans sa définition comme dans sa pratique, qu’il faut savoir bien écouter pour rendre compte” (p. 46)
Un problème d’écoute partagé par Patrick Girard, directeur de l’ISCPA, une école de journalisme, et Marie Tranchant, responsable pédagogique de l’ESJ Lille, ou encore par des journalistes ailleurs dans le monde, comme Shirish Kulkarni, 25 ans de métier à la BBC et chez Sky News.
Les journalistes, lorsqu’ils partent en interview, ont déjà en tête l’information qu’ils vont chercher. Il s’agit presque de procéder à un échange transactionnel entre l’intervieweur et l’interviewé, où les questions posées sont les plus fermées possibles, qui ne laissent aucune place à des perspectives inattendues. (p. 49)
Et Nina Fasciaux d’ajouter : “Les personnes qui ont fait l’expérience, au cours de leur vie, d’être interrogées par des journalistes restent ainsi souvent avec la désagréable impression d’avoir été utilisées et de se sentir trahies, puisque l’espace d’expression donné ne s’est résumé qu’à quelques questions fermées”
Dans un monde informationnel toujours plus polarisé, où l'écoute est structurellement défaillante, la confusion domine et fait tâche d'huile dans le débat public. Plus personne ne s'écoute, plus personne ne se comprend.
Or, pour l’autrice, la vraie exigence du journalisme est de “donner à voir et à entendre n’est pas suffisant. Il faut donner à comprendre notre socle de réalité commun, quel que soit l’endroit d’où l’on s’exprime”
Du manque d’écoute à la dérive informationnelle : un journalisme de crise et en crise
Au déficit d'écoute s'ajoute une autre dynamique : une dérive informationnelle, prenant place dans un journalisme aujourd'hui confronté à de multiples crises. Moins de moyens, plus d'actu, toujours plus de supports : le livre détaille ainsi une "crise de sens" à l'œuvre au sein du journalisme, dans un secteur qui se précarise et qui, plus largement, "s’accommode difficilement d’un système capitaliste où la quantité prend le pas sur la qualité".
À cela s’ajoute une dynamique concentrationnaire des médias de plus en plus préoccupante, obstacle à l’élaboration d’une information libre, fiable et indépendante : “En France, ce sont ainsi onze milliardaires qui détiennent 80% de la PQR, près de 60% de la part d’audience télévision et la moitié de la part d’audience de la radio”.
Conséquence : les contraintes “temporelles et techniques” rendent le journalisme “hermétique” aux nouvelles informations et nouveaux regards, faisant primer l’impératif de rendu à l’impératif d’écoute, faisant souffrir aussi bien les destinataires de l’information que les journalistes eux-mêmes, dont une partie de la profession est en “perte de sens” (p. 105)
Baisse de la qualité, baisse de l’attention à la société : “la crédibilité accordée par les Français aux médias reste ainsi limitée : seul un Français sur deux pense que les choses se sont passées comme la radio (54%), la presse (52%) ou la télévision (49%) le racontent. Parmi les causes de cette méfiance, les doutes sur l’impartialité et l’indépendance des journalistes sont en première ligne” dit Nina Fasciaux (p. 122), s’appuyant sur le baromètre des médias Kantar Public pour La Croix de 2023.
Un contrepoint utile : les médias traditionnels “bénéficient d’un réel crédit de confiance : ainsi, 73% des Français qui l’écoutent font confiance à la radio pour les informer, et la proportion est identique auprès de ceux qui regardent les journaux tlévisés. La presse régionale bénéficie d’une confiance de 70% auprès de ses lecteurs, 68% pour la presse hebdo nationale et 66% pour la PQR”.
Dans ce contexte, l'absence d'écoute entraîne de la frustration et "renforce les préoccupations majeures propres à chacun". Pire : "la société du ressenti, parce qu’elle nous enferme dans ces réalités quasiment individuelles et nous dessaisit de notre curiosité pour l’autre, signe la fin du vivre-ensemble". On en revient, ici, aux apports de l’enquête de Destin commun, montrant notamment la cohabitation en France de trois familles différentes, dont la “France polémique” et celle des “Oubliés”.
Face à la crise de l’écoute et de l’info, “apaiser” la société par de nouveaux récits et un journalisme renouvelé
Forte de son expérience au sein du Solutions Journalism Network, Nina Fasciaux dresse des pistes pour "apaiser la société par le récit" (p. 141).
“L’heure est venue […] de réclamer haut et fort cette transformation de nos pratiques journalistiques où l’écoute, la complexité et la nécessité d’une relative proximité avec ceux sur qui nous enquêtons et ceux pour qui (voire avec qui !) nous enquêtons ne sont plus taboues” (p. 143)
3 directions sont dressées :
Premièrement, "complexifier" les récits journalistiques, pour réduire la polarisation médiatique et renforcer l'intérêt des citoyens pour des thématiques complexes voir notamment cet article, en anglais, de la journaliste Amanda Ripley. Frappée par l’élection de Donald Trump en 2016, la journaliste américaine entreprit un détour par les sciences cognitives et les innovations en matière de communication pour repenser la capacité d’écoute et de médiation du journalisme. Pour complexifier les récits, Nina Fasciaux appelle ainsi à renforcer le rôle du journaliste comme “médiateur, facilitateur de dialogue”, nécessitant de l’humilité et une autre posture communicationnelle (refuser de diriger le débat par exemple) (p. 151), “guider plutôt que diriger la conversation” (p. 167). Elle détaille de manière particulièrement éclairante la méthode du looping (loop for understanding), un outil concret permettant d’envisager autrement l’interview, davantage sous la forme d’une conservation guidée qu’un échange transactionnel (tendre le micro/recueillir une parole souhaitée)
Deuxièmement, refonder le journalisme : d’abord en le rendant plus audible par davantage de collaboration et de "dés-élitisation" (simplifier le vocabulaire, mais pas le récit), mais aussi en repensant la formation des journalistes, "un métier du soin au service du bien commun", dont une partie de la formation doit contenir différents modules relatives aux sciences comportementales et aux méthodes communicationnelles.
Troisièmement, de la "breaking news à la bridging news, repenser la production de l'information, en passant de ce qui brise à ce qui lit. Pour l’autrice,, l’urgence climatique est l’urgence qui “peut nous réunir” : “Sur le réchauffement climatique, nous sommes moins divisés qu’il n’y paraît, mais les récits qui circulent dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les sphères politiques nous assènent le contraire” (p. 177)
Pour étayer cet argument, l’autrice s’appuie sur deux matériels :
Une étude de Parlons Climat réalisée lors des législatives de 2024 montrant que “l’urgence écologique fait globalement consensus, à condition que les solutions qui y sont apportées soient justes et équitables” (p. 176)
Une étude parue dans Nature Climate Change en février 2024 de Peter Andre, Teodora Boneva, Felix Chopra et al., dans 125 pays et 130 000 personnes, montrant que “86% soutiennent les politiques pro-climat, 89% réclament une action politique accrue e 69% de la population mondiale se dit prête à contribuer à hauteur de 1% de leur revenu pour lutter contre le dérèglement climatique” (p. 177)
Ce journalisme repensé, où l’écoute et l’attention à l’autre occupent une place renouvelée, prend déjà forme dans le monde. Après avoir été lancée en Allemagne en 2017 (My Country talks). En France, une initiative de grande ampleur en la matière a pu prendre place fin novembre, grâce à un partenariat entre le journal La Croix et le média en ligne Brut, lors de l’événement “Faut qu’on parle”, rassemblant des personnes aux opinions opposées.
6 300 personnes y ont participé en France, selon le site web, et une édition 2025 est déjà prévue. A l’étranger, le bilan est déjà positif d’après une étude d’impact notamment réalisée par Harvard : 90% des participants veulent revivre l’expérience, 80% des participants sont heureux de la discussion, 60% restent en contact. Un bilan personnel également intéressant pour le débat public : l’humanisation du camp adverse progresse, avec une baisse de la polarisation affective de 77%.
De tels événements peuvent jouer un rôle décisif pour l’ensemble des acteurs du débat public, et repenser, à l’heure de l’urgence écologique, les rapports entre les médias, la démocratie et les individus.